Pilier du manga moderne, Inio Asano bouleverse ses lecteurs en 2007 avec la publication de “Bonne nuit Punpun”. Sa contribution est telle qu’aucun écrit n’a su égaler le vide que Punpun laissa derrière lui. À l’occasion de l’exposition dans sa vie natale à Ishioka, ATOM revient sur la bibliographie d’un mangaka mélancolique se questionnant sans fin sur le monde.
“Je n’ai jamais écrit sur des choses qui m’ont rendu heureux.”
Inio Asano. Ce nom résonne dans le cœur de toute une génération depuis une vingtaine d’années, lors de sa première publication en tant que professionnel à l’âge de 17 ans. Pourtant, nous le savons, Asano n’est pas l’auteur le plus apprécié de par sa vision très pessimiste et critique de la société japonaise. Malgré les critiques, tout le monde serait unanime pour dire qu’il règne en maître dans la catégorie des utsumanga. Auteur des séries “Bonne nuit Punpun” et “Dead dead demon’s dededededestruction” et des one-shots “Errance”, “Solanin” ou encore “La Fille de la Plage”, Asano aborde les thèmes du quotidien aussi pessimiste et crue soient-ils. C’est toute la société japonaise qui est remise en question. La signature de ces récits semble simpliste et en repousse plus d’un. La subtilité de sa narration est soit adorée, soit critiquée, mais l’auteur n’a jamais hésité à annoncer la couleur : la vie ne fait pas de miracle et l’espoir n’apparaît pas en tant que lueur au fond d’un tunnel, néanmoins, il est possible de se construire grâce à ces événements appréciables ou non de la vie pour devenir les personnes que nous sommes.
Franchir l’interdit
Dans sa dernière série “Dead dead demon’s dededededestruction”, la mélancolie d’Asano laisse place à une vision objective d’une société inchangée malgré l’absurde. Chaque thème abordé au cours du récit pourrait être les mêmes que ceux de notre quotidien : amitié, politique et sexualité. Peu à peu, la vigilance disparaît alors au profit de l’ignorance, notamment celle des adolescents. En effet, “Dead dead demon’s dededededestruction” met en avant leur naïveté par le biais de leurs relations amoureuses. D’une part, Koyama Kadodo est une jeune lycéenne introvertie persuadée que son professeur est le mari idéal. Celui-ci est un trentenaire en pleine rupture à la recherche d’attention. La différence d’âge et de maturité entre les deux nous questionne sur les règles morales de notre société. L’adulte est-il vraiment plus mature que l’adolescente naïvement attirée par lui ? La moralité de cette relation surprend puisque l’auteur a jugé bon de la concrétiser à la fin de la série. De l’autre côté, sa meilleure amie Nakagawa Ôran totalement instable tombe amoureuse d’un envahisseur sous les traits d’une star de rock disparu le jour de l’invasion.
Derrière cette histoire, se cache une réflexion sur la tolérance des uns envers les autres. Malgré son âge souvent qualifié de manière immature par Asano, Ôran ne change pas sa relation avec l’inconnu en connaissance de cause. Quand l’absurde qui ronge notre quotidien devient une force, nous n’avons pas peur de franchir l’interdit pour lui. Cette tentation vers l’interdit se retrouve dans d’autres œuvres.
Qu’est-ce qui définit l’interdit ? Dans “Bonne nuit Punpun”, il s’agirait du suicide, dans “Solanin”, l’adultère ou encore dans “Bakemono Re’ Chan”, la libération de la parole sur le harcèlement. L’interdit n’est alors pas forcément quelque chose de négatif, mais apparaît comme une opposition radicale à la société. Cette barrière, aussi infime soit-elle, représente un problème majeur au Japon. Le développement personnel est mis de côté pour suivre la bienséance. Le principe de tatamae résume les problématiques rencontrées par les personnages d’Asano. Le tatamae repose sur le paraître, les attentes de la société conduisent les Japonais à oublier leurs propres désirs devenus comme un interdit. En japonais, le terme honne désigne les véritables pensées et opinions d’une personne et par définition repose sur soi.
“ J’en suis arrivé à la conclusion que selon le pays où l’on est né et le contexte dans lequel on a grandi, notre personnalité change, mais que le fondement de l’homme est le même partout.”
Le sexe comme banalité du quotidien
Le quotidien est rythmé d’éléments de vie et le sexe en fait parti. Voilà comment Asano introduit le sujet, pour lui “ce n’est rien de particulier”. Cette thématique est pourtant au centre de son manga “La Fille de la Plage”. C’est l’histoire frontale et triste de deux adolescents perdus exprimant leurs émotions par leurs relations sexuelles. Dans ce contexte-ci, les deux sont amenés à réfléchir sur ce qu’ils pensent être une histoire d’amour. L’amour est ainsi lié au sexe pour les adolescents et les adultes, comme un moyen d’échapper à une réalité cyclique. Cependant, la sexualité est un sujet acquis de tous au Japon. “Errance” illustre le problème de solitude des célibataires et se penche sur la relation entre un mangaka et une prostituée. Pour aborder le sujet encore plus loin et plus crûment, Asano pointe du doigt, dans “Bonne nuit Punpun”, les abus sexuels sans la moindre nuance. Comme si le silence et le traumatisme des victimes faisaient aussi partie du quotidien.
Joindre les deux bouts
Autre thématique durement évoquée par Asano, celle du travail précaire et aliénant qui fonde le quotidien japonais. Le one-shot “Solanin” narre la vie d’un couple tokyoïte baignant dans leurs illusions perdues d’adolescents. Ses personnages sont ceux qui n’ont pas eu la vie dont ils rêvaient, ceux qui deviennent malheureux en restant dans leur case dans la société. Mikeo Inoue et Naruo Taneda sont en couple depuis 6 ans. Elle est salaryman et découvre une vie professionnelle morose, lui enchaîne les baitos dans l’espoir de voir son groupe de rock décoller. Tous deux ont renoncé à leur rêve pour rentrer dans le moule, quitte à s’abandonner eux-mêmes. Toutefois, la somme de cette frustration engendre inévitablement la fuite.
Asano peint le portrait de personnages à bout de souffle fuyant toute responsabilité, celle du travail, de la ville, ou de la famille. “Tempest”, one-shot publié en 2018, décrit un Japon lâche et irresponsable où les personnes âgées sont isolées dans des centres privés de leurs droits. Asano met alors en exergue une jeunesse sexualisée et dynamique capable de remplacer les générations précédentes qui sont en train de sortir du fameux moule imposé par la société. Vit-on pour soi ou pour satisfaire un modèle économique ? Dans ce récit, l’auteur pose la question du coût économique des anciennes générations sur les futurs et nous amène à réfléchir sur le traitement d’autrui et inlassablement à la question d’immigration. Traçant une société discriminatoire, hypocrite, Asano oppose ce récit à notre réalité : tôt ou tard, tout le monde sera vieux, arriverons-nous à joindre les deux bouts entre les générations ?
Vivre avec le poids des regrets
En parallèle de la publication de “Dead dead demon’s dededededestruction”, Asano publie en 2017 “Errance”, un one-shot plus que personnel. L’histoire d’un mangaka en pleine recherche de soi qui effleure le succès, mais aussi l’incertitude. Il fait le choix de l’inexorable dérive. Errance oscille entre la passion et la production de masse, le divertissement éphémère et la vie sacrifiée. On ne sait pas si “Errance” est une autobiographie, toutefois la lucidité de narration amène à certaines conclusions qui peuvent mettre mal à l’aise. Comme une attache publiée des années plus tard, ce récit désabusé laisse la jeunesse et ses fondements de côté pour la lente frustration du monde adulte. Pourtant, Errance n’est pas son premier récit à exprimer le regret. Quelques années plus tôt, “Bonne nuit Punpun” n’a aucune ligne directrice si ce n’est celle où il n’y a rien à comprendre. Le manga dépeint la vie réelle et nos sentiments complexes les plus profonds. Comment se construire en tant qu’enfant quand votre père part en prison après avoir envoyé votre mère à l’hôpital ? C’est la première réflexion apportée aux lecteurs dès les premières pages. Punpun n’est alors qu’un enfant subissant de son gré les regrets et échecs des adultes. Il apprend malgré lui le sentiment de ne pas pouvoir revenir en arrière et d’en subir les conséquences.
Toutefois, à l’aube de l’âge adulte, les rôles s’inversent, Punpun n’est plus l’enfant porté par les regrets de son entourage, mais un jeune homme traumatisé par les siens. Tiraillé par son amour pour la dépressive Aiko et ses désirs pour la fragile Sachi, Punpun suit ses pulsions sans réfléchir aux conséquences néfastes de ses échecs répétés. Au cours de son histoire, un sentiment de frustration apparaît, on comprend alors que le bonheur n’est plus à portée de main. Plongé dans une vie pleine de regrets, Punpun représente chacun d’entre nous. Dès lors, les regrets nous portent jusqu’à être misérables. Allégorie d’une jeunesse pervertie, Asano nous présente ici, à travers les vices de Punpun, l’immoralité plutôt qu’un modèle à suivre. Cette expression profonde des regrets n’est pas sans rappeler la célèbre saga “Evangelion” (1995-2020) où le personnage principal, Shinji, enchaîne les échecs se laissant peu à peu ronger par les regrets.
Comme un hommage brutal à notre société, Inio Asano continue de relater un quotidien morose tout en gardant un certain message subtil. Il faut vivre.